L'arbre : choses lues

Chose lues 1

Ici, je partage de bons moments de lecture sur le thème des arbres.

On me pardonnera d'en profiter pour faire ma pub : il s'agit à la fois d'un essai et d'une anthologie…

Larbredelafable

Jacques Lacarrière : "Le pays sous l'écorce"

J'approchai l'arbre vers le soir et d'emblée je le reconnus, inchangé malgré les années. Si les arbres vieillissent autrement que les hommes, c'est qu'ils ont autre chose à nous dire. Sur son tronc, la peau s'écaillait par endroits livrant à l'air la chair à vif. Dans le canal, depuis longtemps désaffecté, lentisques et nénuphars couvaient un monde d'hydromètres, d'araignées d'eau, d'élytres bleus. J'écoutai longtemps ce silence. Puis je fermai les yeux et je me glissai sous l'écorce. Au début, je n'éprouvai qu'un peu de [...]

Elisée Reclus, "Histoire d'une montagne"

L’antique vénération a presque disparu. Jadis, le bûcheron  n’abordait qu’avec effroi la forêt de la montagne ; le vent qu’il y entendait gémir était pour lui la voix des dieux ; des êtres surnaturels étaient cachés sous l’écorce, et la sève de l’arbre était en même temps un sang divin. Quand il fallait approcher la cognée d’un de ces troncs, il ne le faisait qu’en tremblant. « Si tu es un dieu, si tu es une déesse, disait le montagnard des Apennins, si tu es un dieu pardonne. » […]

En brandissant la hache, il voyait les branches s’agiter au-dessus de sa tête ; les rugosités de l’écorce semblaient prendre une expression de colère, s’animer d’un regard terrible ; au premier coup, le bois humide apparaissait comme la chair rosée des nymphes. « Le prêtre a permis sans doute, mais que dira la divinité même ? La hache ne va-t-elle pas rebondir tout à coup et s’enfoncer dans le corps de celui qui la manie ? 

Andrée Corvol

L'homme réduit le monde végétal aux plantes qui lui sont utiles : il règne sur elles comme sur tout le reste. L'unité du vivant émergea à mesure que la compréhension des êtres renonçait au modèle analogique. En effet, c'est à l'époque des Lumières que les spécialistes cherchèrent moins les ressemblances et davantage les solidarités entre les espèces : pour vivre et pour manger, elles dépendent les unes des autres. Cela n'empêcha pas d'étudier les arbres séparément de la flore et de la faune. Pourtant, ils vivent en symbiose : chaque essence possède une escorte spécifique, nécessaire à son installation et à son développement. Cette erreur de perspective est explicable : l'alliance du gigantesque et du minuscule, de l'inerte et du mobile, paraissait saugrenue. En revanche, le rapprochement entre les arbres et les hommes relevait sinon de l'évidence, du moins de l'espérance.

L'arbre est plus grand et plus gros que l'homme : il dure plus longtemps si l'on excepte les vergers coupés tous les dix ans, les taillis tous les vingt ans, les peuplements résineux tous les cinquante ans. Cela dit, il est des ligneux qui dépassent 100 mètres de haut, 1000 ans d'âge, 1000 tonnes de biomasse... Dans l'océan, les plus grandes créatures n'excèdent pas 40 mètres de long et 10 tonnes de biomasse. L'éléphant est un nain comparé aux arbres, un nain qui vit cinquante ans, c'est-à-dire moins qu'un chêne ou qu'un tilleul ! Devant une telle longévité, comment ne pas rêver d'immortalité ? Devant une telle supériorité, comment ne pas relier les arbres aux forces aériennes et souterraines ? Ils touchent le ciel et percent le sol. Comment ne parlent-ils pas aux dieux ? Mieux, comment n'en seraient-ils pas ?

L'arbre en Occident, chapitre IV : Relier le ciel à la terre. Le fonds archaïque (7000 à 3000 ans av. J.-C.)

Victor Hugo

Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme !
Au gré des envieux, la foule loue et blâme ;
Vous me connaissez, vous ! – vous m’avez vu souvent,
Seul dans vos profondeurs, regardant et rêvant.
Vous le savez, la pierre où court un scarabée,
Une humble goutte d’eau de fleur en fleur tombée,
Un nuage, un oiseau, m’occupent tout un jour.
La contemplation m’emplit le coeur d’amour.
Vous m’avez vu cent fois, dans la vallée obscure,
Avec ces mots que dit l’esprit à la nature,
Questionner tout bas vos rameaux palpitants,
Et du même regard poursuivre en même temps,
Pensif, le front baissé, l’oeil dans l’herbe profonde,
L’étude d’un atome et l’étude du monde.
Attentif à vos bruits qui parlent tous un peu,
Arbres, vous m’avez vu fuir l’homme et chercher Dieu !
Feuilles qui tressaillez à la pointe des branches,
Nids dont le vent au loin sème les plumes blanches,
Clairières, vallons verts, déserts sombres et doux,
Vous savez que je suis calme et pur comme vous.
Comme au ciel vos parfums, mon culte à Dieu s’élance,
Et je suis plein d’oubli comme vous de silence !
La haine sur mon nom répand en vain son fiel ;
Toujours, – je vous atteste, ô bois aimés du ciel ! –
J’ai chassé loin de moi toute pensée amère,
Et mon coeur est encor tel que le fit ma mère !

Arbres de ces grands bois qui frissonnez toujours,
Je vous aime, et vous, lierre au seuil des antres sourds,
Ravins où l’on entend filtrer les sources vives,
Buissons que les oiseaux pillent, joyeux convives !
Quand je suis parmi vous, arbres de ces grands bois,
Dans tout ce qui m’entoure et me cache à la fois,
Dans votre solitude où je rentre en moi-même,
Je sens quelqu’un de grand qui m’écoute et qui m’aime !
Aussi, taillis sacrés où Dieu même apparaît,
Arbres religieux, chênes, mousses, forêt,
Forêt! c’est dans votre ombre et dans votre mystère,
C’est sous votre branchage auguste et solitaire,
Que je veux abriter mon sépulcre ignoré,
Et que je veux dormir quand je m’endormirai.

Victor Hugo, Les Contemplations, Nelson, 1856

Emile Verhaeren

Tout seul,
Que le berce l’été, que l’agite l’hiver,
Que son tronc soit givré ou son branchage vert,
Toujours, au long des jours de tendresse ou de haine,
Il impose sa vie énorme et souveraine
Aux plaines.

Il voit les mêmes champs depuis cent et cent ans
Et les mêmes labours et les mêmes semailles ;
Les yeux aujourd’hui morts, les yeux
Des aïeules et des aïeux
Ont regardé, maille après maille,
Se nouer son écorce et ses rudes rameaux.
Il présidait tranquille et fort à leurs travaux ;
Son pied velu leur ménageait un lit de mousse ;
Il abritait leur sieste à l’heure de midi
Et son ombre fut douce
A ceux de leurs enfants qui s’aimèrent jadis.

Dès le matin, dans les villages,
D’après qu’il chante ou pleure, on augure du temps ;
Il est dans le secret des violents nuages
Et du soleil qui boude aux horizons latents ;
Il est tout le passé debout sur les champs tristes,
Mais quels que soient les souvenirs
Qui, dans son bois, persistent,
Dès que janvier vient de finir
Et que la sève, en son vieux tronc, s’épanche,
Avec tous ses bourgeons, avec toutes ses branches,
– Lèvres folles et bras tordus –
Il jette un cri immensément tendu
Vers l’avenir.

Alors, avec des rais de pluie et de lumière,
Il frôle les bourgeons de ses feuilles premières,
Il contracte ses noeuds, il lisse ses rameaux ;
Il assaille le ciel, d’un front toujours plus haut ;
Il projette si loin ses poreuses racines
Qu’il épuise la mare et les terres voisines
Et que parfois il s’arrête, comme étonné
De son travail muet, profond et acharné.

Mais pour s’épanouir et régner dans sa force,
Ô les luttes qu’il lui fallut subir, l’hiver !
Glaives du vent à travers son écorce.
Cris d’ouragan, rages de l’air,
Givres pareils à quelque âpre limaille,

Toute la haine et toute la bataille,
Et les grêles de l’Est et les neiges du Nord,
Et le gel morne et blanc dont la dent mord,
Jusqu’à l’aubier, l’ample écheveau des fibres,
Tout lui fut mal qui tord, douleur qui vibre,
Sans que jamais pourtant
Un seul instant
Se ralentît son énergie
A fermement vouloir que sa vie élargie

En octobre, quand l’or triomphe en son feuillage,
Mes pas larges encore, quoique lourds et lassés,
Souvent ont dirigé leur long pèlerinage
Vers cet arbre d’automne et de vent traversé.

Comme un géant brasier de feuilles et de flammes,
Il se dressait, superbement, sous le ciel bleu,
Il semblait habité par un million d’âmes
Qui doucement chantaient en son branchage creux.


J’allais vers lui les yeux emplis par la lumière,
Je le touchais, avec mes doigts, avec mes mains,
Je le sentais bouger jusqu’au fond de la terre
D’après un mouvement énorme et surhumain ;
Et j’appuyais sur lui ma poitrine brutale,
Avec un tel amour, une telle ferveur,
Que son rythme profond et sa force totale
Passaient en moi et pénétraient jusqu’à mon coeur.

Alors, j’étais mêlé à sa belle vie ample ;
Je me sentais puissant comme un de ses rameaux ;
Il se plantait, dans la splendeur, comme un exemple ;
J’aimais plus ardemment le sol, les bois, les eaux,
La plaine immense et nue où les nuages passent ;
J’étais armé de fermeté contre le sort,
Mes bras auraient voulu tenir en eux l’espace ;

Mes muscles et mes nerfs rendaient léger mon corps
Et je criais :  "La force est sainte.
Il faut que l’homme imprime son empreinte
Tranquillement, sur ses desseins hardis :
Elle est celle qui tient les clefs des paradis
Et dont le large poing en fait tourner les portes" .
Et je baisais le tronc noueux, éperdument,
Et quand le soir se détachait du firmament,
je me perdais, dans la campagne morte,
Marchant droit devant moi, vers n’importe où,
Avec des cris jaillis du fond de mon coeur fou.

Citation

Citation 22

Date de dernière mise à jour : 05/09/2024