Poèmes de Bernard de Bonnard

Quelques poèmes, spontanés ou de commande, figurent en annexe de mon ouvrage. En voici d'autres (inédits), adressés aux amis et aux relations…

  • Monsieur de Valfort de Montjoly qui venait d'obtenir l'aidemajorité du régiment de Royal Picardie, cavalerie.
    Imprimé dans l'Almanach des Muses de 1772.
  • Épître à Zéphirine, Almanach des Muses, 1780 (

    Bonnard, qui a aimé ardemment en sa jeunesse, écrit ceci à propos de la "combustible jeunesse" : Que n'ai-je encore mes dix-sept ans ! / […] Notre âme alors est dans nos sens"

  • Au comte de Bissy. Claude Thiard, lieutenant général, gouverneur du Languedoc, gouverneur du Palais des Tuileries, de la ville et du château d'Auxonne, né en 1721, mort en 1810, membre de l'académie française en 1750.

     

u nouveau major

Tu n'es donc plus ce lieutenant
À qui son rang et sa jeunesse
N'avaient laissé jusqu'à présent
Que le droit d'obéir sans cesse,
Ce subalterne inquiété
Que l'on fait trotter dans la Plaine ;
Ce mobile si ballotté
Que le son dirige et promène
De l'un ou de l'autre côté ;
Tu deviens maître de la scène.
Tel dont tu fis la volonté
Va désormais faire la tienne.
Un beau brevet de parchemin
Que Louis signa de sa main
Vient de changer ton existence.
Le Roi veut que mon cher Valfort
Devienne un homme d'importance ;
Le Roi le veut, il n'a pas tort.
Ça, prends bien vite l'air austère,
Le ton important du mystère
Et les attributs d'un major…


J'aime à me peindre ta personne,
Ton grand sabre, ton baudrier,
Le jeune orgueil de ton coursier,
Sa vitesse qui nous étonne
Et semble te multiplier,
Ta voix qui s'enfle, éclate, tonne,
Arrête, vient, fait déployer
Piquets, escadrons et colonnes
Parmi les bataillons flottants,
Dans le choc affreux des armées,
Au milieu des morts, des mourants,
Et de cent bouches enflammées.
C'est toi qui conduis ces géants
À l'œil fier, à moustache noire,
Nobles et braves fainéants
Qui vendent leurs jours à la gloire ;
Tu diriges leurs mouvements
Et les mènes à la victoire
Bravant les tubes orageux
Souples à la main qui les guides ;
Je vois leurs chevaux courageux
Former une masse solide ;
Ils volent ; sous leurs pas égaux
La terre au loin est frémissante ;
Devant ces centaures nouveaux
Marchent la mort et l'épouvante ;
C'est le torrent d'une eau bruyante
Qui détruit, abîme en ses flots
Tout ce qui s'oppose à sa pente ;
En traîné, contraint de plier,
Cédant à l'homicide acier,
L'ennemi fuit, le Français chante,
La France te doit son laurier.


Maintenant que le dieu de la guerre,
Las du tumulte des combats,
Quittera nos champs pour les bras
De la déesse de Cythère,
Laisse reposer tes héros
Sans te venger sur eux des maux
Qu'à ta jeunesse, on a pu faire.
Ris avec moi de tes rivaux
Qui se donnant un air capable
Fatiguent hommes et chevaux
Avec un zèle infatigable,
Nous assomment à tous propos
De froids détails, de leur police,
Et de leurs sublimes travaux
Sur la tenue et l'exercice.
Songe qu'en ces moments si courts,
Dans le silence du tonnerre,
Ce sont les jeux et les amours
Qui sont les maîtres de la terre.
Vois leur troupe vive et légère
T'offrir les plus douces erreurs
Jouer avec ton cimeterre
Et t'enchaîner avec des fleurs.

Épître à Zéphirine

Oui, mon départ est arrêté ;
je vais vivre loin de tes charmes,
je crois bien que de ton côté,
tu n'en verseras point de larmes :
moi, j'ai mesuré ma douleur
sur celle de ma Zéphirine :
hélas ! en ce commun malheur,
nous choisirons, je le devine,
le plaisir pour consolateur.


Au vrai, que deviendraient les Belles,
Si, pour un rien broyant du noir,
Chaque amant qui prend congé d'elles,
Les réduisait au désespoir ?
Il en fut des douleurs mortelles,
Mais autrefois : dans le vieux temps,
Les princesses étaient fidèles,
Et les sièges duraient dix ans.
Les femmes, en ce siècle sage,
Maîtrisant les événements,
Et mieux instruites par l'usage,
Perdront, s'il le faut, vingt amants,
Mais ne perdront jamais courage.


D'après leurs sublimes leçons,
Qu'elles nous ont appris à suivre,
S'est formé l'art du savoir-vivre
Dans le beau siècle où nous vivons,
Cet art profond est nécessaire,
Ô Zéphirine ! c'est à toi,
Aux jolis tours que tu fais faire,
à tes leçons que je le dois,

Tes maximes ont su me plaire,
Et ta conduite a fait ma loi.
L'exemple est si puissant sur moi !
J'étais… (j'en rougis, quand j'y pense),
J'étais un berger du Lignon,
Aimant jusqu'à l'extravagance,
Traitant la moindre liaison,
Comme une affaire d'importance,
Enfin, ce qu'on appelle en France,
Un homme à grande passion ;
Sur mon compte apprêtant à rire,
Bien ridicule, et bien dupé,
Souffrant chaque jour le martyre,
Et n'étant jamais détrompé.
Je te vis, tu venais d'éclore
Pour le monde et pour les amours,
Plus fraîche qu'on ne peint l'Aurore,
Belle et brillante sans atours,
Tu me parus novice encore,
Ne voulant pas l'être toujours.
Soudain je désire et j'adore.
Taille de Nymphe, dix-sept ans,
Grands yeux bien noirs, un air de fête,
Propos sans suite, mais charmants,
Tout cela me tourne la tête,
Et porte le feu dans mes sens.
Tu distingues mon tendre hommage :
Mes désirs, mes transports brûlants
Passent dans ton sein ; tu te rends ;
L'amour achève son ouvrage ;
ah ! Zéphirine, quels moments !
Quels effets sur moi devaient faire
Ta piquante ingénuité,
Cet abandon de volupté,
Qui me semblait involontaire,
Et ta jeunesse et ta beauté ;
Des caresses toujours actives,
Ces soupirs de feu, ces élans,
Et ces sensations si vives
Que je croyais des sentiments !
J'étais enivré de ma flamme ;
Tu m'en pénétrais à loisir,
Et la vanité dans mon âme
se glissait avec le plaisir.
Mais l'ivresse ne dura guère :
Quand je croyais mieux te tenir,
Tu m'échappas : je vis finir
Mon beau triomphe imaginaire.
Chaque jour, des amants nouveaux
te trouvaient charmante et crédule ;
hélas ! tu n'eus point de scrupule
de les rendre tous mes égaux ;
et j'eus, comme autrefois Hercule,
des compagnons de mes travaux.
D'abord, en mon humeur altière,
indigné de voir mes rivaux
entrer ainsi dans la carrière,
servant mes forces et mes droits,
j'allais, sur ton humeur volage,
crier, menacer, faire rage ;
mais je raisonnai cette fois :
raisonner, c'est presque être sage.


"Modérons les transports fougueux
que mon cœur jaloux fait paraître,
me dis-je, et, si je fus heureux,
n'empêchons personne de l'être.
Ah ! n'enchaînons point la beauté ;
aimons et jouissons par elle ;
mais respectons sa liberté :
il faut qu'elle soit infidèle
pour répandre la volupté.
Satisfaits de ce qu'elle donne,
recevons ses bienfaits si doux,
comme le jour qui luit pour tous,
sans appartenir à personne."


Depuis l'instant qui m'a changé,
de ma gothique frénésie,
grâce à tes soins, bien corrigé ;
sans humeur et sans jalousie,
jugeant de tout d'après tes lois,
je n'ai vu dans tes goûts rapides
dans le caprice de tes choix,
que l'amour des plaisirs solides.
J'ai dit : "Cette femme ira loin
quelque jour en philosophie,
puisque, sans avoir eu besoin
d'aucune étude réfléchie,
sentant les erreurs de Platon,
et voyant l'amour comme un sage,
par un pur instinct de raison,
elle est de l'avis, à son âge,
de Lucrèce et du grand Buffon."

Ah ! que Paris soit ton théâtre !
Là, ton sexe aimable, enchanteur,
trompé et tour à tour trompeur,
donnant des lois qu'on idolâtre,
charme l'esprit plus que le cœur.
Là, plus d'une belle volage
En sait peut-être autant que toi
Sur l'amour et sur son usage,
Mais je jurerais bien ma foi
Que nulle n'en sait davantage.


Adieu donc, puisqu'il faut partir.
Je cours, en toute diligence,
dans la capitale de France
achever de me convertir.
Toi, pendant ce temps, sacrifie
plus d'une hécatombe à l'Amour :
que sur ta douce fantaisie
chacun ait des droits à son tour ;
après cinq ou six mois d'absence,
je puis sans doute me flatter
que tu voudras bien me traiter
comme nouvelle connaissance.

 

 

à M. le comte de B.

D’une tranquille indifférence,
La raison souvent doit s’armer ;
Il faut voir avec patience
Ce que l’on ne peut réformer.
Le Temps rapide qui sans cesse
À grands pas s’éloigne de nous,
Emporte hélas ! avec vitesse
Nos plaisirs si courts et si doux.
Dans sa course toujours nouvelle,
Loin d’être jamais arrêté,
La triste voix qui le rappelle
Augmente sa vélocité.

Il est trop vrai : nous finissons
Presqu’au moment qui nous voit naître,
Entre les jeux et les chansons.
À peine hélas ! nous commençons la volupté d’être :
La raison vient nous apparaître,
L’ennui la suit, nous vieillissons.
Mais il est toujours pour le sage
Des fleurs en toutes les saisons,
Et le plaisir a plus d’un âge.
Quand vous jouissiez autrefois
Du beau talent d’être volage,
Avoir deux femmes, souvent trois,
N’était pour vous qu’un badinage.
Vous en aimiez auprès des rois,
À Paris et même au Village,
Les trompant toutes à la fois.
Vos désirs satisfaits sans cesse
Renaissaient pour se varier :
Chaque jour nouvelle maîtresse,
Chaque jour nouveau créancier.
Pour vous guérir de cette ivresse
Qu’il n’est pas aisé d’oublier,
Un vieux oncle en mourant vous laisse
Château, terres et mobilier.
Je sais ce que vous allez faire :
D’abord calculer et payer,
Changer, bâtir, jeter par terre,
Comme le doit un héritier :
Puis au lieu de la pruderie,
De l’imposante gravité
Qui toujours conte et nous ennuie
Des vieux faits de sa vanité,
Dans votre séjour enchanté
Unir en bonne compagnie
Les bons mots, la douce gaîté,
À la jeunesse, à la folie,
Et surtout à la liberté.
Comte, entre nous, si quelque belle
Voulait vous aimer tendrement,
Ne pouvant plus être inconstant,
Vous feriez bien d’être fidèle.
On revient de l’ambition ;
De chimères longtemps avide,
À rire de l’illusion
Notre esprit enfin se décide ;
Tout ce qu’on nomme passion
Dans le coeur ne laisse qu’un vide ;
L’amitié seule le remplit ;
Du sage elle entend la prière,
Vient régir son âme, y survit
À la vanité mensongère,
Et ne garde dans son réduit
Qu’un peu de place pour son frère.

 

Poèmes que j'ai lus le 14 avril 2007 au théâtre de Semur-en-Auxois, en hommage au poète

À Mademoiselle de Flavignerot
Qui prétendait qu’il n’existait pas d’amants constants


Il n’est point de cœurs constants !
Belle cousine, quel blasphème
Dans une bouche de vingt ans !
Grâce à ce maussade système,
J’entends le peuple des amants
Sur toi crier à l’anathème !
Dans l’âge heureux des agréments,
Dans le moment de la tendresse,
Avec tes grands yeux si touchants,
Remplis de feux et de finesse,
Cette démarche de déesse,
Dont la douce légèreté
Fait mieux remarquer la noblesse,
Ce sourire non concerté,
Cette fraîcheur de la jeunesse,
Qui ressemble à la volupté ;
À
tous les cœurs sûre de plaire,
Tu serais la seule bergère
Qui crût à l'infidélité.
Va, crois-moi, change de langage :
L'Amour est le dieu de ton âge,
Laisse-lui tous ses attributs ;
Il est moitié fou, moitié sage,
Et les plaisirs sont ses vertus.
Si tu fais longtemps la sévère,
Ce dieu si jaloux, si colère,
Dont je connais l'ambition,
Peut un matin, comme un corsaire,
Venir escorté d'un notaire
Détruire ton illusion,
Ravir la fleur qui t'est si chère,
Et cela sans te laisser faire
Une seule réflexion.

À Monsieur Guéneau de Montbeillard


Guéneau, quel est ton art pour trouver sans efforts
   Aux propos les plus ordinaires
   Les plus ingénieux rapports ?
 À tes côtés sont les Grâces légères ;
   Sur tes écrits, dans tes discours,
   Elles sèment ce sel attique
 Qui nous réveille, et nous flatte, et nous pique;
 Tu nous instruis, tu nous charmes toujours.
Digne ami de Buffon, de la métaphysique
 J’aime à te voir atteindre les hauteurs,
 Porter partout un œil philosophique,
 Du cœur humain sonder les profondeurs,
 Aux jeunes gens parler vers et musique,
 À la beauté dire des riens flatteurs,
 Avec les grands raisonner politique,
 Près des chardons faire naître les fleurs.
 J’aime à te voir, dans nos cercles, à table,
 Nous animer du feu de tes bons mots,
Oublier ton savoir, pour n’être rien qu’aimable
   Et donner de l’esprit aux sots.
 J’aime à te voir sentir la vive flamme
 De l’amitié, ce doux plaisir de l’âme,
Fixer dans ta maison les beaux-arts et la paix,
   Et toujours épris de ta femme,
Sans négliger ton fils, cultiver tes œillets ;
   Ô couple vraiment respectable !
   Cœurs sensibles et vertueux !
   Jouissez d’un bonheur durable.
Le ciel en vous voyant si dignes d’être heureux,
Fit à chacun de vous rencontrer son semblable :
Puisse un jour votre fils ressembler à tous deux.

Almanach des Muses, 1773.
Philibert-Guéneau de Montbeillard,
collaborateur de Buffon pour l’Histoire naturelle des oiseaux,
né à Semur le 2 avril 1720, mort le 28 novembre 1785.

À Monsieur de Beauverseau
En lui donnant du vin de Bourgogne

                              Le voilà, ce vin qui produit,
                              Tant d'effet sur nos pauvres têtes !
                              Des gens d'esprit il fait des bêtes,
                              Des sots il fait des gens d'esprit.
                              Il charme la beauté sauvage ;
                              Les plus sages, il les rend fous ;
                              Bois-en, Beauver, et montre-nous
                              S'il pourrait d'un fou faire un sage

***

Mon patron (1)

   Non, mes amis, le Bernard de l'Église
   N'est pas celui que je chôme aujourd'hui ;
   Rome le fête, et c'est assez pour lui.
   Gentil-Bernard (2) est bien plus à ma guise ;
   C'est celui-ci dont je porte le nom.
   Rival heureux et d'Ovide et d'Horace,
   Il a leur goût, leurs grâces et leur ton ;
   Voilà mon saint… Que ne puis-je au Parnasse
   Être jugé digne de mon patron !

(1) Almanach des Muses, 1773.
(2) Pierre Joseph Bernard, dit Gentil-Bernard (1710-1775), poète, militaire, protégé de Mme de Pompadour, apprécié de Voltaire qui lui donna son surnom.

***

Amitié ! nature ! patrie !
Que celui qui vous injurie
N’éprouve jamais vos douceurs !
Régnez sur mon âme attendrie.
Qu’il me soit toujours inconnu,
Le mortel qui, sans être ému,
Prononce le nom de sa mère,
Embrasse un ami d’un œil sec
Et ne sourit point à l’aspect
De la cabane de son père !

Fin de l’épître : À mon ami revenant de l’armée.

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 26/07/2024